De La Blouse Bleue A La Blouse Blanche
Il n'y a pas si longtemps, on craignait que l'Éducation Nationale ne passe sous la tutelle du Ministère de la Culture. En 2013, c'est sous celle du Ministère de la Santé qu'on risque de la retrouver.
Adieu les enseignants qui se mettaient en scène sur l'estrade pour intéresser - ou pas - leurs élèves, bonjour les apprentis-médecins, experts en diagnostics en tout genre ! Car ça y est, c'est dit, c'est posé : l'échec scolaire est un problème médical. Si un enfant, que dis-je un enfant, si un élève résiste à ''l’efficacité des méthodes dites « directes et structurées », centrées sur l’apprentissage systématique du code alphabétique et les exercices répétitifs''(1), c'est qu'il a sans aucun doute des troubles spécifiques du langage. Alors, direction l'hôpital, service des troubles neurocognitifs, sans passer par la case ''psycho-affective'' jugée trop inefficace !
Qu'il zozote, qu'il soit malhabile avec un crayon, qu'il soit inattentif ou agressif, pas la peine de chercher les causes - d'ailleurs, on les connait les causes, c'est forcément un milieu défavorisé, l'origine ethnique, une mère célibataire, le divorce ou le chômage des parents – on va soigner l'élève malade d'apprendre. Et mieux ! Avant même qu'il montre les signes d'un DYS-fonctionnement quelconque, on va lui faire subir un entrainement en règle dès la maternelle voire même dès la crèche pour qu'il soit performant. Ah ! Vivement qu'on trouve la petite pilule bleue du savoir !
On est aujourd'hui bien loin de l'école de la Révolution Française dont les enjeux étaient de ''donner une culture à l'ensemble des citoyens'' et de ''légitimer et d'assurer la survie du nouveau système politique français qui émerge : la démocratie''(2). On est bien loin aussi de l'école pour tous de Jules Ferry où les instituteurs étaient les ouvriers du progrès social. Quant à l'école des lois Jospin (1989), où ''l'enfant était au centre d'un système éducatif qui devait l'aider à construire son projet citoyen'' et où l'enseignant était invité pour ce faire à s'ouvrir à d'autres champs (comme la Philosophie ou la Psychanalyse), elle semble à des années lumières !
En 2002, un nouveau discours souffle sur les programmes. L'État n'évoque plus aucun projet de société pour ses petits écoliers. Au centre du système éducatif, l'enfant a laissé sa place à la maîtrise du langage. Enfin ! L'École Publique va pouvoir assumer sa fonction ''éducative'' trop longtemps délaissée au profit de l'utopique ascenseur social qu'elle se devait d'être. Elle va pouvoir dresser les élèves, leur apprendre à parler comme il faut dans le but à peine dissimulé de concourir au grand palmarès de l'OCDE. Les évaluations cognitives en tout genre fleurissent et deviennent assez rapidement le seul prisme par lequel l'enfant est perçu : peu importe qui il est, pourvu qu'il rentre dans la norme chiffrée et qu'il porte haut les couleurs de l'École Française !
En 2008, les résultats étant décevants, c'est Piaget qu'on assassine au nom de la compétitivité : les apprentissages dits fondamentaux sont imposés de plus en plus précocement en ne tenant pas compte du développement de l'enfant. Haro sur les pédagogues comme Mérieu, Boimare, Ouzoulias ! Leurs théories sont trop en contradiction avec la visée technique de l'enseignement préconisé ; le but n'étant plus de proposer à l'enfant un apprentissage adapté mais qu'il s'adapte à l'apprentissage en s'entraînant jusqu'à ce que ça lui rentre dans le crâne ! Heu pardon, dans la zone cérébrale correspondante !
Fait notable, pour la première fois dans l'histoire de l'Éducation Nationale, ces nouveaux programmes ont été conçus par... des inconnus, sans titre et sans nom, sûrement bien conseillés par les sages de l'Institut Montaigne.
Toujours est-il que c'est dans cette entreprise à long terme de déshumanisation de l'École Publique, qu'en 2013, les RASED(3), derniers garants intra-muros d'une autre possibilité d'apprendre, vont disparaître au profit d'un nouveau type de médecins de l'Éducation Nationale, communément appelés M.E.N - in White - qui deviendront conseillers techniques auprès des enseignants. Les psychologues scolaires, cantonnés à traiter des dossiers à la MDPH, à la mode Brasil, seront de temps à autre autorisés à venir appuyer un diagnostic à coup de tests.
Pour ceux qui se demanderaient encore comment on en est arrivé là, il ne faut pas oublier qu'en 2005, la Loi sur le Handicap, tout en faisant passer le médecin de l'avis consultatif au pouvoir décisionnaire, a fortement bousculé l'organisation de l'École Publique(4). Il ne faut pas non plus perdre de vue que cette loi a été promulguée sous l'influence des associations de parents (d'enfants autistes nottamment) qui voulaient que leurs enfants ne bénéficient pas que de soins médicaux mais aussi d'éducatif comme les autres. Le paradoxe donc, c'est que cette loi a favorisé l'introduction de la toute-puissance médicale au sein de l'école.
Si le 6 mai, on ne dit pas non à la droite - et à son idéologie libérale - qui depuis 5 ans n'a de cesse d'anéantir l'enseignement public, il y a fort à parier qu'avec le remède préventif qu'elle tente de lui administrer, au détriment d'une perspective sociale et culturelle à long terme, au détriment du plaisir d'enseigner des professeurs et du désir d'apprendre des enfants, l'École Publique, devenue le thermomètre médical fou de la société actuelle, risque d'être le patient zéro d'une nouvelle épidémie dont les séquelles resteront visibles sur plusieurs générations.
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(1) Citation trouvé sur le programme de l'UMP pour l'Education Nationale : http://www.projet-ump.fr/actualite/comment-vaincre-l%E2%80%99illettrisme/
(2) Extrait de la Loi Danou du 3 brumaire an IV
(3) RASED : Réseau d'Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté composé en général d'un Psychologue Scolaire, d'un Maître E (aide à dominante pédagogique) et d'un Maître G (aide à dominante ré-éducative)
(4) En réduisant notamment l'éventail des possibilités d'orientation des enfants en difficulté d'apprentissage. Il est maintenant impossible d'offrir à un enfant une structure adaptée pouvant mieux lui correspondre s'il n'a pas un dossier à la MDPH, tout comme il n'existe pas de structure adaptée innovante pour les enfants qui en auraient besoin alors qu'ils ne relèvent pas de la MDPH.